Estudio realizado sobre las páginas 78-79 de la novela gráfica de Antonio Altarriba y Kim, El arte de volar [2009], Barcelona, Norma Editorial, 2018, 4a ed.,
Jacques Terrasa es profesor en activo de Literatura del siglo XX en Departement d’Etudes Hispaniques et Latino-Americaines, Université de Provence, Aix Marseille I Francia, pertenece a la Asociación Internacional de Hispanistas (AIH) y a Société des hispanistes de l’Enseignement supérieur
Jacques Terrasa : Analyse d’une bande dessinée de Altarriba et Kim
Extrait du roman graphique de Antonio Altarriba et Kim, El arte de volar [2009], Barcelone, Norma Editorial, 2018, 4e éd., pp. 78‐79.
2. 1. Introduction
Sur la double page proposée ici – comprenant six vignettes sur la première planche et cinq sur la seconde – du roman graphique de Antonio Altarriba et Kim, El arte de volar, l’action est collective. On assiste au lent déplacement de réfugiés républicains espagnols vers la frontière française (planche de gauche) et après le passage de celle‐ci, au transfert de ces derniers vers la plage de Saint–Cyprien, dans le département des Pyrénées Orientales – plage transformée, en ce mois de février glacial de 1939, en un immense camp de concentration improvisé par la République Française pour y entasser les dizaines de milliers d’Espagnols fuyant l’armée de Franco. Cet exode qui marque la fin de la Guerre civile, désigné par le terme Retirada, est montré en son moment charnière d’un pays à l’autre, d’une planche à l’autre, c’est un pan de l’histoire de l’Espagne qui bascule, et très vite, à partir du mois de septembre, avec la Seconde Guerre mondiale, de celle du monde civilisé.
Dans cette foule se dirigeant vers l’exil, on retrouve les protagonistes du récit d’Antonio, le narrateur intradiégétique qui nous raconte l’histoire de sa vie, en quatre parties chronologiques couvrant 90 années et 190 planches, après les trois planches d’incipit où c’est le fils, prénommé aussi Antonio, qui raconte le suicide du père, survenu le 4 mai 20011. Mariano, son ami milicien de la CNT, avec lequel il a combattu sur le front d’Aragon, ainsi que l’épouse et les deux enfants de celui – ci, apparaissent dans quelques plans plus serrés où l’expérience individuelle s’imbrique dans l’aventure collective. Le lecteur a suivi les aventures d’Antonio depuis les années 1910 – 1920, dans son village natal de Peñaflor (première partie), à Saragosse ensuite durant la Seconde République, et sur le front durant la Guerre Civile, où il se lie d’amitié avec des émigrés espagnols revenus de France pour se battre contre Franco. C’est là qu’il a rencontré Mariano, lequel l’a emmené à Barcelone, où étaient restés sa femme et ses enfants. Puis ce fut la bataille de l’Èbre et enfin, après la chute de Barcelone, le 26 janvier 1939, la Retirada. Nous sommes à présent le 11 février, et Antonio découvre les camps d’internements pour Espagnols. Il va rester en France jusqu’en 1949, fin de cette longue deuxième partie, et date de son retour dans son pays, dans «la España más miserable que nunca ha existido»2. La troisième partie du roman, qui va jusqu’en 1985, raconte les années de relative prospérité économique grâce à l’entreprise qu’Antonio a pu reprendre avec quelques associés, avant que les malversations financières de l’un d’eux mettent leur usine en banqueroute. Enfin, la dernière partie se déroule dans la résidence pour personne âgées où Antonio va vivre jusqu’en 2001, année de son saut dans le vide, du haut du quatrième étage : Bueno, ha llegado la hora de echar a volar, pense Antonio juste avant de plonger.
Publiée d’abord en 2009 aux Edicions de Ponent, à Alicante, El arte de volar, qui a obtenu en Espagne en 2010 le Prix national de la bande dessinée, est devenue une BD culte dans ce pays, et constitue l’un des meilleurs exemples du roman graphique, tel qu’il s’est développé à partir des années 2000, avec une forte dimension mémorielle (El arte de volar couvre une période qui va de la fin de la Restauración borbónica jusqu’à l’Espagne de Juan Carlos). Publié deux ans après l’adoption par le Congrès de la fameuse Loi sur la mémoire historique – qui vise à reconnaître les victimes du franquisme – ce roman graphique a toutes les caractéristiques du genre : «un nombre de pages important, un goût prononcé pour le noir et blanc, et des prétentions graphiques et narratives (originalité du scénario, du découpage, de la mise en page…) plus marquées qu’ailleurs»3. Il est l’œuvre du scénariste Antonio Altarriba, un romancier et essayiste, professeur de littérature française à l’université du Pays Basque, né à Saragosse en 1952, et du dessinateur Joaquim Aubert Puigarnau, alias Kim, né à Barcelone en 1941 et connu pour avoir cofondé la revue humoristique El jueves et conçu la série Martínez el Facha, une BD qui satirise l’extrême droite espagnole.
2. 2. Étude
Comment Altarriba et Kim racontent-ils la Retirada ? Dans la quinzaine de jours qui a suivi la chute de Barcelone, près d’un demi – million de réfugiés républicains a franchi la frontière, et s’est retrouvé enfermé dans ce que C. Dreyfuss et E. Témime ont désigné comme «les camps sur la plage»4: ceux d’Argelès-sur- Mer, du Barcarès et de Saint – Cyprien. Cet exode sans précédent est l’un des épisodes les plus connus de la Guerre Civile ; les témoignages sont nombreux, et tout hispaniste connaîtra au moins les photographies qu’en a prises Robert Capa. Aussi, quand on observe ces deux planches, les citations visuelles semblent évidentes: «Tengo muchos libros de Capa y de otros fotógrafos sobre la Guerra Civil », a d’ailleurs expliqué Kim dans un entretien de 20095. Pour le scénario, il faut rappeler ici qu’Altarriba est parti d’un grand nombre de feuillets que lui a laissés son père, mais pas uniquement: «Algunas escenas están construidas no sólo con sus escritos, sino también de acuerdo con lo que yo conocía de su vida », a-t-il précisé6. C’est donc l’insertion de cette histoire singulière – celle d’Antonio et de ses amis, passant la frontière un jour de février 1939 – dans l’histoire collective de centaines de milliers de réfugiés qui l’auront vécue peut – être différemment, mais avec autant d’intensité, que résidera notre problématique. Comment l’expérience individuelle résiste-t-elle à sa dissolution dans l’Histoire?
La première case de la page 78 est la plus saturée des onze vignettes ; c’est le moment de la distribution de nourriture pour la foule de réfugiés, qui se pressent avec leur écuelle devant les deux marmites où Antonio les sert, avec sa louche. On sait que c’est Antonio parce que le personnage, vu de profil, porte le bonnet rond qui le caractérisera ensuite tout au long des deux planches. Surtout, le récitatif de quatre lignes qui occupe 20 % de l’espace de la vignette, dans sa partie supérieure, est sans équivoque : Requisábamos alimentos […] y los repartíamos entre los fugitivos. Antonio, conducteur d’un camion citerne dans l’armée républicaine – on verra ce camion, associé au personnage, dans les cinq vignettes suivantes –, est affecté au camp militaire de Camprodón, tout près de la frontière française, comme cela a été précisé juste avant, page 77. La foule est vue ici en plan d’ensemble, en légère plongée, et quelques personnages en amorce (trois gamins en bas à droite, et un homme à lunettes sur le côté droit) nous laissent imaginer la masse de réfugiés qui s’étend hors cadre. Mais cette saturation spatiale n’empêche pas Kim de peaufiner chacun de ces visages. L’actant est collectif, certes, mais le dessinateur prend soin de différencier au mieux chaque personnage ; physionomie, expression du visage, vêtements sont dessinés du trait fin et précis d’un véritable miniaturiste. Hormis le trait noir, les figures sont remplies d’un délicat lavis gris clair – il y a peu de contraste dans l’univers graphique de Kim, afin de nous inciter à parcourir lentement le dessin, à plonger dans les détails, à nous mêler à la foule des réfugiés: des milliers de destins individuels réunis ici avant le voyage vers la frontière, et après une longue errance: Algunos llevaban semanas vagando por los campos catalanes… Au milieu de la composition, deux femmes sourient: une jeune fille, vêtue de clair, qui tend son assiette à Antonio, en lui offrant son meilleur sourire ; l’autre femme, au visage émacié, regarde dans notre direction, faisant que l’observateur participe ainsi à la scène.
La vignette 2, de même hauteur que la précédente (comme toutes les autres cases), est plus étroite ; ce format vertical convient à la diagonale qui traverse l’image: celle de la route avec la longue file de réfugiés, vue en plongée ; celle des câbles électriques. Cette composition dynamique, à laquelle s’ajoutent les onomatopées signifiant l’avancée des véhicules (RRRMMM), montre l’avancée inexorable vers la frontière 7 . À côté de charrettes tirées par des chevaux, le camion citerne d’Antonio est bien visible, au centre. Le cartouche signale que militaires et populations civiles sont à présent réunis sur le chemin de l’exil: tuvimos que unirnos a la multitud de desterrados… Inscrite dans l’ellipse que sépare les deux premières vignettes, la fin d’un conflit qui aura duré près de trois ans semble entérinée, pour tous ces républicains: Llegó el momento, dit le narrateur. Sur la route étroite, il est maintenant impossible de faire marche arrière.
Presque carrée, la vignette 3 montre l’avancée des réfugiés, ici vus de dos mais toujours caractérisés avec soin par Kim (hommes portant un lourd ballot ou un matelas roulé, femmes, enfants), formant un immense arc de cercle se perdant au loin, dans les Pyrénées. Le camion citerne est en amorce, en bas et à gauche de l’image. Dans la partie médiane, à gauche de la route, deux panneaux bien en évidence nous invitent à continuer la lutte, avec des slogans devenus dérisoire en pleine Retirada. Sur le premier, on peut lire: Más vale morir de pie que vivir de rodillas. Cette injonction, attribuée à Emiliano Zapata, avait été prononcée par Dolores Ibárruri, dite la Pasionaria, lors d’un discours de solidarité avec le peuple espagnol, au Vélodrome d’Hiver, à Paris, le 8 septembre 1936. Mais contrairement à ce que proclame le second panneau, Resistir es vencer – frase d’un discours de Juan Negrín, à l’époque président du gouvernement de la Seconde République –, le dessin de Kim montre exactement l’inverse. Il ne s’agit plus de resistir ou morir de pie, comme le conseillait la Pasionaria, mais bien de sauver sa peau en passant la frontière au plus vite. On imagine bien l’effet de dissonance cognitive que ces injonctions contradictoires pouvaient produire sur tous les fugitifs !
Les vignettes 4 et 5 nous font passer de l’Histoire collective à l’histoire individuelle d’Antonio et Mariano, aux retrouvailles desquels on assiste ici. L’homme au matelas à peine visible dans la vignette 3 est maintenant ce personnage de profil, parlant à la femme qui marche à ses côtés, et que l’on voit en plongée, à quelques mètres de l’observateur. Celui‐ci, par un effet de focalisation semi‐subjective, peut être assimilé à Antonio, vu de trois quarts arrière, en amorce sur la partie droite de la vignette, en plan rapproché. Si nous n’avons pas reconnu Mariano, le compagnon de lutte qu’Antonio avait conduit à Barcelone une quinzaine de pages auparavant – mais pour le lecteur du roman graphique, l’allure décontractée, les cheveux longs et le béret sont caractéristiques du personnage –, la bulle associée ici à Antonio est sans équivoque, remplissant une nouvelle fois sa fonction d’ancrage par rapport à l’image: Pero… si es Mariano… La vignette 5 nous montre leur rencontre. Le cadrage reste serré ; la foule de réfugiés et le camion sont à peine visibles, au second plan, dans une étroite frange. Car l’espace est surtout occupé par les deux hommes, l’épouse de Mariano et leurs enfants, dans la moitié inférieure de l’image, et par le texte, dans la moitié supérieure: un récitatif où le narrateur explique, au prétérit, sa joie d’avoir retrouvé Mariano ce jour‐là, ainsi que les dialogues des trois actants individuels, souriants, qui se congratulent et oublient un moment la présence de l’actant collectif.
La sixième et dernière vignette de la première planche est un plan général du poste frontière, vu en plongée. Si le camion citerne est encore visible, ses occupants sont à présent perdus dans une foule compacte. Barrières pliables, alignements de fusils et hommes en uniforme sont des indices de l’encadrement policier auquel sont soumis les réfugiés. Mais ce sont les quatre lignes du cartouche qui sont ici chargées d’émotion. Le récitatif paraît d’abord informatif: portée de l’ellipse temporelle séparant les vignettes 5 et 6 et localisation spatiale (six heures pour parcourir les 25 km entre Figueras et la frontière française, pour le camion qui a dû rouler au pas) ; le jour et l’heure de leur arrivée (le 11 février 1939 à 16 heures) ; enfin, une donnée biographique précise sur Antonio Altarriba (il franchit la frontière le jour de ses 29 ans !). Le narrateur homodiégétique évoque la lenteur du déplacement de cette marée humaine qui rejoint la France en différents points (Cerbère, Le Perthus, Prats de Molló, Bourg‐Madame…), soit des centaines de milliers de réfugiés entre le 28 janvier et le 13 février, avant de nous révéler des faits plus intimes: la coïncidence entre ce jour funeste et son anniversaire – jour qui aurait dû être un motif d’allégresse – ; le sentiment d’avoir soudain vieilli, d’avoir perdu la partie: Me sentía viejo y, por supuesto, derrotado… Amère constatation au moment où le récit bascule de l’autre côté des Pyrénées.
La première vignette de la seconde planche du document choisi (p. 79) occupe toute la largeur de celle‐ci. On y voit en plan général la vaste prairie entre les montagnes où sont reçus et fouillés les «fugitifs» – comme les a désignés plus haut le narrateur –, vocable chargé de connotations peu positives: l’errance, la volonté de fuir l’institution judiciaire, d’échapper à une arrestation… Et s’ils ont pu éviter les geôles espagnoles, ils n’échappent pas ici à la police française. Le format panoramique invite à une lecture séquentielle, où l’on peut observer les différentes zones de tri et de regroupement. Dans un film, nous aurions un pano‐travelling nous faisant parcourir les différents lieux ; dans une BD, le format allongé invite à faire de même, avec notre œil‐caméra. En amorce, en bas à gauche, on voit l’enclos où sont regroupées les chèvres que les paysans catalans ont emportées avec eux jusqu’en exil ; à droite, la caisse où sont entreposés les pistolets, et en appui contre celle‐ci, les fusils que les soldats républicains doivent remettre aux autorités françaises ; à l’opposé, à l’arrière plan, les véhicules réquisitionnés, comme cela va être le cas pour le camion citerne, à droite, où l’on voit encore Antonio au volant et Mariano, sur le marchepied, accroché à la cabine. Les gendarmes et soldats français, chargés de mettre en ordre la foule de refugiés, sont les seules figures sombres, se détachant sur le gris clair de cette image saturée de détails. Nous sommes en France ; les trois bulles, qui recueillent la voix des gendarmes, montrent que nous avons changé aussi de territoire linguistique. Nous sommes pourtant dans le nord de la Catalogne – précisément, en Roussillon –, mais l’administration française ignore la langue catalane parlée de ce côté‐ci des Pyrénées, pour s’exprimer en français ou avec quelques mots de castillan, dont le narrateur transcrit la prononciation avec un certain humour. Vacas izquiegda… Capras pog aquí… ¿No lleva agmas… ? Il choisit en effet la lettre G pour transcrire avec l’orthographe espagnole la sonorité du R français (constrictive uvulaire, proche de la vélaire espagnole utilisée dans ces bulles, et n’ayant rien à voir avec le [r] espagnol, vibrant et alvéolaire). Le mélange de français et d’espagnol parodique s’ajoute ainsi à l’étrangeté de cette arche de Noé pleine de chèvres, de vaches, et même d’un cheval (silhouette noire, près du gendarme de profil) – un désordre étrange, presque grotesque.
La vignette 2, après une courte ellipse durant laquelle Antonio va garer le camion, montre Mariano en plan américain, fouillé par un gendarme qui lui pose la question:
¿Agmas…? Vous portez des armes… ? Mal rasé, avec son béret de travers, sa cigarette au bec et sa tête de mauvais garçon, Mariano conserve toute son arrogante fierté d’anarcho‐ syndicaliste. Le drapeau français, que l’on voyait déjà dans la vignette antérieure, s’ajoute aux autres signes (la langue, le képi du gendarme) qui marquent le changement de territoire.
La vignette 3 de cette seconde planche cadre la colonne de réfugiés, à hauteur d’homme, depuis la route de montagne qu’ils suivent pour rejoindre le camp d’internement. Le dessinateur s’inspire toujours des nombreuses photographies d’époque montrant l’événement. Kim y ajoute deux traits caractéristiques du récit. Tout d’abord, nous avons la présence systématique du héros de cette histoire dans toutes les vignettes depuis le début de ces deux planches (ici, Antonio est en amorce, à droite de l’image, derrière Mariano et sa femme). Ensuite, la présence visuelle et sonore des gardes (dont celui qui, en amorce, à gauche, semble interdire toute échappatoire) crée une tension pénible: il nous est difficile d’oublier leur existence et leurs injonctions constantes: Dépêchez‐vous, nom de dieu… ! Les trois bulles viennent fermer l’espace supérieur de la case, où le seul bout de ciel libre se cache derrière le ballon contenant la voix envahissante des autorités. Aucun répit ne doit être laissé aux réfugiés exténués: Allez, vite… ! Au camp… ! Au camp… ! La convergence des lignes de fuite amène la foule vers un lieu sans issue.
La vignette 4 – l’avant‐dernière de notre document – est d’une rare intensité, peut‐être parce que c’est la plus dépouillée de cette double planche sur la Retirada: un ciel noir d’encre, avec son quartier de lune ; une bande de nuages au dessus de la mer ; la colonne de réfugiés qui traverse le dessin et la plage, comme si elle allait se jeter à la mer ; deux gendarmes figés et un panneau contextualisant le lieu, Saint‐Cyprien plage. Avec leurs bonnets, leurs écharpes, des couvertures jetées sur les épaules, les sacs lourdement remplis, ils avancent sur le sable, dans le froid de ce redoutable mois de février 1939. Cette composition graphique est l’héritière de la composition photographique d’une des plus célèbres images de Robert Capa, où l’on voit, quelques semaines plus tard, en mars, une colonne de réfugiés, entre ciel et sable, conduite du camps d’Argelès‐sur‐ Mer vers celui du Barcarès. L’image est reproduite dans l’ouvrage Les camps sur la plage, un exil espagnol8, mais on la retrouve aussi dans toutes les anthologies de photographies de Capa9.
Ici, Kim fait commencer hors champ, sur le côté gauche, le flot humain venu de la frontière – combien seront‐ils, durant les heures, les jours qui suivront, à pénétrer ainsi dans l’image ? –, et il prend surtout soin de placer le point de fuite de la file de réfugiés là où commence la mer, comme pour un suicide collectif, certes symbolique, mais faisant écho au dernier mot de la vignette symétrique, page de gauche: derrotado. Le panneau Saint‐Cyprien plage transforme cette image en oxymore, pour peu que l’on associe à ces mots notre imaginaire contemporain des bains de mer et de la plage. Pas de soleil, pas de sable chaud, de farniente et de liberté sur cette plage, durant l’hiver 1939 ; mais au contraire, la nuit, le froid, le vent, et comme cela apparaîtra dans les deux planches suivantes, la faim, la maladie, la mort, dans ce camp improvisé, avec ses miradors, fermé par la mer au sud et les barbelés au nord. Car, comme l’écrivent G. Dreyfus‐Armand et E. Témime, «c’est à Argelès, à Saint‐Cyprien ou au Barcarès, la prison sur la plage, une véritable prison avec sa clôture de barbelés et ses interdits, une prison à laquelle on donne quelque temps des gardiens difficilement corruptibles et totalement incompréhensifs, les troupes sénégalaises ou marocaines, plus sûres en la circonstance que n’importe quel régiment français»10. La vignette 4 nous montre une foule dense. Mais combien étaient‐ils ? «Dans des “camps de concentration”, rebaptisés rapidement “camps d’internement”, – nous explique Denis Peschanski dans sa thèse sur le sujet – des dizaines de milliers d’Espagnols étaient concentrés sur les plages du Roussillon, à même le sable, longtemps sous des tentes. […] À la fin du mois d’avril, ils étaient encore 43 000 à s’entasser sur la plage d’Argelès, 70 000 sur celle du Barcarès et 30 000 sur celle de Saint‐Cyprien11.»
Dernière vignette. Antonio, Mariano et sa famille s’installent sur le sable pour y passer leur première nuit. La scène est éclairée par la lune. Plusieurs petits groupes sont disséminés sur la plage. Les écharpes flottent au vent, et enveloppés dans leur couverture, les enfants paraissent avoir froid. En plan de demi‐ensemble, nos personnages essaient d’improviser une tente, avec un bâton et une bâche. Le matelas, que Mariano a transporté tout au long du périple, sert à présent de couche pour tout le groupe. Mais dans cette situation extrême, ce ne sont pas les conditions physiques qui semblent affecter le plus Antonio, mais l’attitude du gouvernement français. Quelle aide leur apporte la république sœur, l’État démocratique qui doit accueillir les citoyens qui fuient le régime dictatorial que finit par imposer Franco sur tout le territoire, après la chute de Barcelone, quelques jours plus tôt, et celle de Madrid, fin mars ? Le récitatif, prononcé par le narrateur plus de 60 années plus tard, est sans appel : Era todo lo que nos ofrecían los franceses… Arena, mar y cielo… Le «cadeau» des Français n’a toujours pas été oublié par l’homme qui se suicide le 4 mai 2001. Colère et amertume subsistent toujours, derrière le ton ironique employé. Entre temps, l’Espagne a su proposer aux démocraties européennes, avec le développement du tourisme de masse, à l’époque du franquisme finissant, le même package, pour un prix modique: Arena, mar y cielo, expression pour laquelle on peut proposer une variante, rendue célèbre en 1978 par une chanson de Serge Gainsbourg, Sea, sex and sun. Mais en février 1939, sur la plage de Saint‐Cyprien, l’heure est à son antithèse. Ce que leur offre le pays des Droits de l’Homme, c’est un camp de concentration sur une plage glacée.
2. 3. Conclusion
De Camprodón à Saint-Cyprien, le périple d’Antonio est lent et inexorable ; il se confond avec celui de dizaines de milliers d’autres républicains espagnols qui fuient, comme lui, la répression qui se met en place dans leur pays, sans connaître pour autant celle qui les attend dans le pays voisin: l’internement en camps et l’implication dans une nouvelle guerre – mondiale, celle‐là12. La double page choisie est à la charnière entre ces deux parties de la vie d’Antonio, entre cet avant et cet après dans la vie des Espagnols. On voit encore des sourires et de la solidarité dans la première planche ; et dans l’autre, des visages tristes et de la solitude, qui se dégage de ces hommes et femmes enrôlés dans la tragédie humaine de la Retirada. La mécanique concentrationnaire met a contrario en évidence la fragilité des destins individuels. Pourtant, même si Antonio, dans les deux dernières vignettes du document, semble toucher le fond, il va très vite remonter la pente et s’engager à nouveau dans la lutte pour la liberté dans une France occupée. C’est ce qu’explique le scénariste de cette bande dessinée, Antonio Altarriba Ordóñez, lorsqu’il évoque dans une interview le récit que lui faisait son père, Antonio Altarriba Lope, de ces années-là : «Con el paso del tiempo, los años de la Guerra Civil y los de los campos de concentración los contaba como algo estupendo, porque fue el periodo en el que estableció sus grandes amistades y vivió con gran intensidad.[…] Al final de su vida sólo hablaba de la Guerra y de la camaradería que existía entre sus amigos y él13.»
Néanmoins, la construction graphique et narrative que constitue une bande dessinée est d’abord une fiction, même si elle s’inspire de faits réels ; mais cela ne doit pas nous occulter la part importante de réalité humaine que contiennent toutes les fictions. El arte de volar transpose aussi les dernières années de la vie d’Antonio: «Creo que cuando más sufrió fue durante los últimos años de su vida. […] A partir de los 75 años, decepcionado por todos los sueños e ideales que no se habían cumplido, entró en una gran depresión14.» Cependant, le suicide du père, point de départ et conclusion du roman graphique, permettra que Altarriba fils entame un processus de résilience et de catharsis à travers la mise en fiction qu’il réalise avec Kim. Et c’est cette mise en forme fictionnelle qui permet qu’aujourd’hui Antonio continue d’exister: « Creo que tienes razón – dit le scénariste au journaliste qui l’interviewe – al decir que la muerte le está tratando mejor que la vida, porque ahora mucha gente habla y se preocupa por él. Es algo que yo veo, que me alegra y que no termino de creerme15. » Nous avons essayé de mettre ici en évidence ce processus de création qui permet de rendre pérenne une existence, à travers sa transformation symbolique. Et si Antonio Altarriba Lope vit toujours parmi nous, c’est bien parce que son existence transcende la contingence pour accéder à une autre dimension, qu’explicite Antonio Martín dans son prologue à El arte de volar:
«espléndidamente narrada, [la obra de Altarriba y Kim] forma parte de la gran crónica del siglo XX y nos ofrece un despiadado retrato de la condición humana16.»
1 «Mi padre, que ahora soy yo…», dit le narrateur au début de la première partie, intitulée «El coche de madera, 3a planta 1910 – 1931», in Antonio Altarriba et Kim, El arte de volar [2009], Barcelone, Norma Editorial, 2018, 4e édition, p. 17.
2 Antonio Marín, «El arte de volar, mucho más allá de la memoria histórica», ibid., p. 6.
3 Viviane Alary et Benoît Mitaine, «Bande dessinée », in Nancy Berthier (coord.), Lexique bilingue des arts visuels, Paris, Ophrys, 2011, p. 65.
4 Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Témime, Le Camps sur la plage, un exil espagnol, Paris, Éditions Autrement, 1995.
5 Herme Cerezo, «Conversación con Antonio Altarriba y Kim sobre ‘El arte de volar’: un tebeo magistral», Siglo XXI, diario digital independiente, plural y abierto, 5 novembre 2009. Disponible en ligne: http://www.diariosigloxxi.com/texto-diario/mostrar/48818/conversacion-antonio-altarriba-kim-sobre-arte-volar-tebeo-magistral, consulté le 10.06.2020.
6 Ibid.
7 On peut voir une photographie de « la file interminable des miliciens à l’entrée d’un village pyrénéen », ayant la même composition, dans G. Dreyfus et É. Témime, op. cit., p. 50.
8 Ibid., p. 49.
9 Robert Capa, Capa: Cara a cara. Fotografías de Robert Capa sobre la Guerra Civil Española, New York/Madrid, Aperture/Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 1999, pp. 164-165. Une autre photo de Capa, sur le même sujet et avec le même intitulé (« Entre Argelès-sur-Mer y Le Barcarès, Francia, marzo 1939 »), est reproduite p. 166. On y voit trois gendarmes et la foule qui se dirige vers la mer.
10 G. Dreyfus et É. Témime, op. cit., pp. 24 – 25.
11 Denis Peschanski. Les camps français d’internement (1938 – 1946), Doctorat d’État, Histoire, Université Panthéon – Sorbonne – Paris I, 2000 p. 48. Version en ligne consultée le 20.06.2020 : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00362523
12 Parmi ces réfugiés se trouvait Josep Bartoli (1910 – 1985), un dessinateur républicain qui, à travers ses dessins rapportés des camps et publiés en 1944 sous le titre Campos de concentración 1939 – 1940, a contribué à forger la mémoire visuelle de l’exil républicain. En 2009, ces dessins seront réédités par les éditions Acte Sud (Josep Bartoli, La Retirada, exode et exil des républicains d’Espagne), puis, à l’automne 2020, Josep, film d’animation réalisé par Aurel, a fait découvrir à un large public la vie et l’œuvre de Josep Bartoli. Toujours dans le registre d’une mémoire visuelle des camps, le musée du Jeu de Paume a montré, en 2009 aussi, les clichés que le grand photoreporter catalan Agustí Centelles (1909 – 1985) avait rapporté du camp de Bram, dans l’Aude, où il avait été interné durant la même période que Josep Bartoli.
13 H. Cerezo, «Conversación con Antonio Altarriba y Kim…», op. cit.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Antonio Martín, «El arte de volar, mucho más allá de la memoria histórica», in Altarriba et Kim, El arte de volar, op. cit., p. 6.