Antonio Altarriba

El museo ideal de Antonio Altarriba

Capítulo V del libro Délivrer le temps. Écrire le musée (XIXe-XXIe siècles)

  • Autores: Martine Créac’h, Juan Manuel Ibeas-Altamira, Lydia Vasquez
  • Editado por Hermann éd.
  • Publicado el 25/11/2020 — ISBN: 9791037006554
  • 296 páginas
  • Idioma: francés.

V. Le musée idéal d’Antonio Altarriba

Lydia Vázquez et Juan Manuel Ibeas-Altamira. Universidad del País Vasco, UPV/EHU (Espagne)

Si Borges a détaillé sa bibliothèque idéale, l’écrivain, romancier, essayiste et scénariste de photographie, de bandes dessinées et de romans graphiques Antonio Altarriba, quant à lui, nous a laissé assez d’indices tout au long de son œuvre, aujourd’hui importante et reconnue, pour que nous, lecteurs et lectrices, dressions non pas sa bibliothèque idéale mais sa pinacothèque idéale. En effet, Altarriba apparaît dans toute sa production comme un passionné de l’image, de là son goût du scénario, mais aussi et surtout de l’image artistique classique. «Une vignette est comme un tableau encadré, de la même façon que le tableau est comme une vignette», a-t-il affirmé à nombreuses reprises. En lectrice et lecteur avertis, nous avons donc essayé de reconstruire cette galerie idéale par un parcours de ces dernières œuvres, les plus passionnantes du point de vue du contenu pictural. Il s’agit de son triptyque égoïste et d’El Perdón y la Furia 1, le spin-off du premier album de la trilogie: Yo, asesino (Moi, assassin) 2. Grâce à ces romans graphiques, qu’il a scénarisés, nous pouvons, en effet, faire une déambulation virtuelle à travers un grand musée, le musée idéal d’Antonio Altarriba.

Les scénarios d’Antonio Altarriba pour les romans graphiques dessinés par Keko, constituent à eux seuls une véritable chronique muséale, tant les reproductions d’œuvres picturales, les allusions, les hommages à des artistes et à des pièces plastiques, sculpturales ou architecturales sont fréquentes, et opérationnelles sur le plan diégétique quand elles ne sont pas la seule source thématique et esthétique de l’image scénarisée. Si dans ses scénarios photographiques et bédéistiques précédents, la peinture était toujours présente sous forme d’évocation de recréation, de clin d’œil, ici c’est quasiment de façon militante que l’écrivain revendique la parenté entre la peinture et le roman graphique, dans un jeu magistral et vertigineux, de complicités spéculaires.

À commencer par la conception esthétique : la couleur noire devient protagoniste et, grâce à cela, le jeu d’ombres et de lumières dramatise l’intrigue au point de faire qu’elle en dépende, notamment dans le roman graphique sur le peintre Ribera, El Perdón y la Furia. Yo, asesino est dessiné en noir et blanc avec des empreintes rouges ponctuelles ; Yo, loco, en noir et blanc avec des marques jaunes, et Yo, mentiroso, en noir et blanc avec des taches vertes. Outre la symbolique du chromatisme, les références picturales et du monde de l’art sont réitératifs, le leitmotiv de la trilogie : dans Yo, asesino, le héros, l’assassin, Rodríguez Ramírez, est un professeur d’histoire de l’art de l’Université du Pays Basque (UPV/EHU), en Espagne, spécialiste de la représentation de la cruauté dans l’art. L’incipit de l’histoire montre en parallèle un assassinat commis par Enrique Rodríguez Ramírez et sa conférence, aussitôt après, dans le XII Congreso Internacional de Arte del Renacimiento y el Barroco: La representación del cuerpo doliente, où il illustre son propos avec une série d’œuvres d’art. Sous forme de projection PowerPoint, les images des tableaux « cruels » se succèdent : Le Triomphe de la mort de Brueghel (1562, Musée du Prado. Altarriba et Keko 2014 : 8, vignettes 4 et 5), Le Martyre de sainte Agathe (1520, Palais Pitti. Ibid. : 8 : vignettes 6 et 7), de Sebastiano del Piombo, Le Cri (1893, Nasjonalgalleriet d’Oslo), de Munch, Saturne dévorant un de ses fils (1819-1823, fresque transposée en toile, Musée du Prado), de Goya alors que le professeur, hors champ, cite les peintres Goya, Rops, Dix, Ensor, Grosz, Delvaux, Munch, Balthus, Bacon, Lucien Freud (nous verrons plus tard des reproductions de tableaux de tous ces artistes dans l’appartement d’Edurne, son étudiante et maîtresse, ou projetés dans ses cours. Ibid. : 32-34 et 92), avant de faire coïncider son explication de La Crucifixion de Grünewald (1512-1516, Musée d’Unterlinden à Colmar), longue de presque deux pages où se succèdent des premiers plans de l’œuvre en question (ibid. : 9 et 10).

Aux tableaux nobles se mélangent, comme dans les autres œuvres d’Antonio Altarriba, les images populaires. Ici, deux nous paraissent particulièrement intéressantes : la tête de mort à illusion optique (les creux des yeux sont en fait deux amoureux face à face[1]) dans le bureau d’Enrique quand il déménage chez Edurne (ibid. : 117, vignettes 3-5), vieille carte postale qui rappelle à nouveau la coexistence de la vie et de la mort, d’Éros et Thanatos. Puis, Notre-Dame des sept Douleurs (ibid. : 17, vignette 1), qui préside le salon de l’appartement que partage Enrique Rodríguez Ramírez avec sa femme, artiste photographe. Ce qui pourrait apparaître comme une simple banalisation pop d’une image pieuse, de goût almodovarien, est un nouveau clin d’œil au lecteur car il s’agit exactement de la Virgen Dolorosa de Quito ; or, en 1906 un tableau la représentant accroché à un des murs de la chapelle du Colegio de San Gabriel, devant 37 élèves et deux pères jésuites, a pris vie et les yeux de la Vierge se sont ouverts et fermés à plusieurs reprises. Ce miracle sert à notre auteur à avoir recours à cette tradition picturale qui veut que le tableau soit le spectateur de la réalité et non pas à l’envers (nous pensons aux Curieuses, de Fragonard, vers 1775-1780. Musée du Louvre). D’ailleurs, la peinture du XVIIIe siècle dite des ténèbres, est très présente dans l’imaginaire de cet écrivain, passant de Goya à Füssli et son Cauchemar (1781. Detroit Institute of Arts. Ibid. : 20, vignettes 1, 3 et 5 ; 26 : vignette 2), qui trône symboliquement au-dessus du lit du couple.

Un jeu cher à cet auteur est de jouer au musée dans le musée. Ainsi, à l’intérieur de cet album muséal qu’est Yo, asesino, on pénètre dans deux musées et on assiste à deux expositions. Enrique et ses collègues doivent se réunir dans un endroit sûr pour s’organiser contre la direction mafieuse de leur département. Le seul endroit où un professeur universitaire d’histoire de l’art ne mettra jamais les pieds ? Le Musée de Beaux-Arts de la ville (ici Vitoria, au Pays Basque. Ibid. : 57-58). La visite d’Enrique au Museo Nacional de Escultura de Valladolid (ibid. : 97-99) pour des raisons professionnelles nous permet d’admirer avec lui des sculptures religieuses en bois qui participent aux processions de la Semaine Sainte de cette ville de Castille : le San Sebastián (1526-1532) d’Alonso de Berruguete ; Sed tengo (1612-1616), la Pietà du Paso de la Sexta Angustia (1616-1617) et le Cristo yacente (1627), de Gregorio Fernández ; le San Nicolás de Tolentino (1601-1625), de Juan de Mesa et la Magdalena penitente (1664), de Pedro de Mena. Un choix magnifique de l’art statuaire baroque espagnol. Quant aux expositions, il y a une ‘négative’, le Festival Body-Art de Paris, présentée de manière dérisoire, intitulée « Corps à corps »[2] (ibid. : 46), et, une autre ‘positive’, l’exposition Les arc-en-ciel du noir dans la Maison de Victor Hugo, organisée par Annie Le Brun du 15 mars au 19 août 2012. Là sont exposés textes et dessins de Hugo (ibid. : 43), et là aussi, à travers le premier plan monstrueux de « L’homme qui rit », Altarriba nous transmet son message : cet homme au rire grotesque, c’est nous, mais aussi son pari esthétique, qu’il réussit grâce à a plume de Keko et qui se condense dans les paroles mêmes de Hugo : « L’encre, cette noirceur d’où sort une lumière. » (Dernière gerbe, 1856).

Notre écrivain se sert à nouveau de Goya, de la production la plus terrible du peintre espagnol, Los Desastres de la guerra (1810-1815. Musée du Prado) pour superposer tableau et vignette, selon son principe esthétique : un tableau (ici une gravure) = une vignette. Il le fait avec l’estampe la plus terrible de tous les Désastres : la nº 39 intitulée « Grande hazaña, con muertos » où il y a trois cadavres attachés à un tronc d’arbre, dont un complètement démembré, image servant d’inspiration à l’assassin (pour une fois ce n’est pas le héros du roman qui a commis le meurtre) de Carlos Alarcón (ibid. : 77 : vignette 4 ; 78 : vignette 1).

Du point de vue diégétique, les deux moments culminants du récit coïncident avec la présentation de toiles d’une importance capitale dans l’histoire du baroque espagnol. La soutenance de thèse à Salamanque du doctorant Osvaldo González Sanmartín, d’abord, est l’occasion d’un débat autour des œuvres de Valdés Leal pour la chapelle de l’Hospital de la Caridad de Séville: In Ictu oculi (1672: «En un clin d’œi ») et Finis Gloriae Mundi (1672: «La fin des gloires mondaines»), deux toiles de Valdés Leal qui montrent le caractère éphémère de la vie avant d’exhiber, dans un deuxième temps, l’horreur de la mort. La conférence de celui qui va remplacer Carlos Alarcón à la tête de la recherche sur la cruauté dans l’Histoire de l’art, ensuite, au cours de laquelle Eduardo Marín Villar analyse L’Apothéose de saint Ignace de Loyola (1685, ibid.: 126), immense fresque en trompe-l’œil de seize mètres de large sur trente-six mètres de long qui couvre le plafond de l’unique nef de l’église romaine consacrée au saint, œuvre d’Andrea Pozzo, qui y mit en pratique ses théories sur la perspective qu’il avait exposées auparavant dans son œuvre Perspectiva pictorum et architectorum ; ensuite, il présente Rubens comme le peintre des apothéoses : celle d’Henri IV (Apothéose d’Henri IV et proclamation de la Régence de Marie de Médicis, 1624. Musée du Louvre), de Jacques Ier (Apothéose de Jacques Ier, 1630. Musée du Louvre), celle de l’Eucharistie (Le Triomphe de l’Eucharistie, 1625-1626. Musée de Valenciennes) et de l’Église catholique (Le Triomphe de la foi catholique, 1627-1628. Musée des beaux-Arts de Belgique). Lorsque, quelques pages plus tard, l’album arrive à sa fin et on voir l’assassin de dos marchant vers l’horizon se disant qu’il va continuer de tuer mais « toujours pour l’amour de l’art » (ibid. : 134 : 3), ce personnage, qui revêt les traits d’Antonio Altarriba, ne croit pas si bien dire.

Si dans Yo, asesino, Altarriba rend hommage à la peinture la plus cruelle, criminelle et sanglante de l’histoire européenne, dans Yo, loco, l’écrivain met l’accent sur les œuvres des artistes considérés comme fous ou qui représentent des fous : la première reproduction que nous pouvons contempler, dans le bureau du héros, Ángel Molinos, inventeur de pathologies psychologiques au service d’un laboratoire pharmaceutique international, est l’Autoportrait à l’oreille bandée de Van Gogh (1889. Kunsthaus Zurich. 2018 : 11, vignette 4 ; 12 : 4-5 ; 19 : 1-3). La folie, la sainteté et la création se donnent, depuis toujours, la main. C’est sans doute pour cette raison que le scénariste introduit ici des œuvres d’art religieux d’une plasticité et d’une transcendance exceptionnelles. La page 25, une des plus terribles, où on comprend le trauma d’Ángel, systématiquement violé par son père étant petit, qui rêve de son géniteur se jetant sur lui, avec une tête de cerf en rut, commence par une vignette, plan général vu en plongé, avec Ángel couché dans son lit juste avant de s’endormir. Sur la tête de lit, la reproduction d’une sculpture acéphale, étrange. À la page suivante, dernière vignette, nous apercevons plus clairement la statue, avant de la revoir, à la page 27, située sans son espace original, dans le sanctuaire d’Arantzazu, monastère des franciscains situé dans la province basque de Gipuzkoa, et dont la façade a été réalisée par le sculpteur Oteiza, avec Chillida, les deux grands de l’avant-garde basque de la sculpture. Cette façade monumentale est composée de quatorze apôtres sculptés en calcaire. Ces personnages ont le corps creux, le crâne décérébré et la tête énuclée. Chacun a un corps et une tête différents, car chacun a sa personnalité, et ils sont tous unis, communiquant entre eux, sauf les deux ‘en plus’, qui sont aux deux extrêmes et qui regardent vers le ciel, chargeant ainsi de spiritualité tout le groupe malgré sa matérialité pétrée. Tous, sauf un, le quatrième, un acéphale, seul, au milieu du groupe et sans connexion avec les autres. L’artiste expliqua, à la fin de son installation, le 21 octobre 1969, que ses apôtres n’avaient pas d’yeux parce que les hommes ferment les yeux quand ils prient, et que le quatrième n’avait pas de tête pour que chacun de nous puisse imaginer la sienne à la place. Ainsi, nous deviendrons, toujours selon Oteiza, comme les apôtres : des « animaux sacrés, le ventre ouvert pour offrir ainsi notre cœur à quelqu’un d’autre, car l’identité réelle du chrétien est de se sacrifier ainsi. ». La vision de ces sculptures, dans un jeu d’ombres et de lumières très contrasté, combinée avec des tout premiers plans de l’architecture imposante du monastère, alors qu’Ángel (prénom symbolique) rend visite à Aitor Larrazaga Iturbe, un moine du sanctuaire qui, avant de rentrer dans les ordres, avait été son ami intime. D’ailleurs celui-ci va lui avouer qu’il n’a jamais eu d’autres rapports sexuels dans sa vie. Le scandale que dans l’Euskadi profonde avait provoqué cette liaison entre deux jeunes hommes, un d’une grande famille basque et l’autre fils d’émigrants espagnols (« maqueto ») est, on le devine, le deuxième grand trauma du héros qui s’identifie à cet acéphale, seul au milieu de tous, angoissé par l’hostilité d’un monde symbolisé par cette architecture monumentale, abrupte, menaçante en somme. Et, comme lui, incapable de porter une tête bien assise sur les épaules.

Une reproduction de L’homme qui marche I (1960. Fondation Maeght, Paris), de Giacometti, dans le bureau de Beatriz, une des responsables d’Otrament, entreprise consacrée à inventer des maladies mentales en connivence avec les grands holdings pharmaceutiques (Altarriba et Keko 2018 : 34, vignette 4), nous donne une clé sur le rôle du marché de l’art contemporain, selon notre écrivain, au service de l’esthétisation du capital et de la marchandisation. Mais c’est aussi et surtout un des symboles forts du non-sens de l’existence, de l’homme qui marche sans savoir où ni pourquoi, placé seul face et contre le monde, belle allégorie de la destinée d’Ángel. À part la reproduction quelque peu pathétique et détournée du Giacometti, dans ce même somptueux bureau il y a deux tableaux, que nous devinons vrais, de Takashi Murakami (ibid. : 33, 5 et 35, 4), le célèbre plasticien japonais qui, à l’image de Jeff Koons, a su créer une marque, devenue un véritable empire grâce, surtout, à la fabrication de produits dérivés. Toutefois, le paradoxe réapparaît, comme toujours chez Altarriba, puisque cette artiste héritier du pop japonais avoue créer ce monde peuplé de personnages ou de fleurs kawaii (« mignon » en japonais) pour surmonter son trauma d’enfance, comme une manière de s’échapper de ces intérieurs exigus dans lesquels il vivait, petit.

Or, là où la conjonction entre folie et art se fait totale c’est dans le personnage de Martín Sánchez, le directeur d’Otrament, un jeune PDG excessivement dynamique et compétitif, collectionneur d’art, qui exhibe ses sculptures de Botero et de Jeff Koons et qui revêt toutes les caractéristiques propres du mégalomane. Toutefois, si le parvenu PDG d’Otrament n’a une sculpture de Botero que parce que celui-ci est devenu un des artistes les plus chers de la planète, Altarriba, l’écrivain, lui, reconnaît, comme dans le cas de Murakami, le vrai artiste chez Botero, et aussi le traumatisé : en effet, Botero perdra son fils Pedrito Botero en 1974, dans un accident, en Espagne, où il passait ses vacances avec sa deuxième femme, María Zambrano et le fils du couple. Pedrito va donc mourir écrasé par une voiture et c’est à partir de ce moment que la production artistique du Colombien se transformera, à cause de la perte de cet enfant. Si, dans cet album comme dans la vie, l’art guérit de la folie, tel que l’affirme Louise Bourgeois dans ses œuvres, les lucides sont les fous les plus dangereux. Les gravures-illustrations du Quichotte par Doré qu’Ángel Molinos (« Moulins ») décide de pendre sur les murs de son bureau sont dans ce sens la meilleure illustration possible de cet adage : Molinos, le fou, comme Don Quichotte, lutte contre les géants qui sont les vrais malades.

Dans la rue, Ángel rencontre une collègue, Begoña, avec qui il a à peine échangé dans le cadre du travail ; elle l’invite chez elle pour lui montrer sa collection de « nefs de fous » puisqu’elle sait qu’il s’« intéresse à la représentation de la folie dans la peinture » (ibid. : 44, 1) : les images de la stultifera navis défilent dans une mise en scène très théâtrale, accentuée par la nudité exotique de l’amphitryonne, pendant presque trois pages (ibid. : 45-47). Comme le bateau médiéval, celui d’Ángel est indéfectiblement voué au naufrage.

Comme dans tous les scénarios d’Altarriba, les images les plus frappantes naissent des rêves des personnages. Ici, ces cauchemars sont particulièrement importants puisque le fou vit entre la réalité et le rêve de manière permanente (d’ailleurs Daniel tient un journal de « rêves et hallucinations »). Parfois les références sont filmiques ou littéraires, parfois picturales. L’incipit de l’album est un cauchemar du héros, hanté par des oiseaux hitchcockiens ; plus tard, Ángel, qui vient de recevoir par courrier une main découpée d’un corps, rêve d’une main squelettique immense qui sert d’arbre-échafaud d’où pendent les corps de ses proches, comme dans les gravures de Jacques Callot (Les grandes misères de la guerre, 1633).

L’apothéose finale de cet album tourne autour d’un des artistes les plus médiatiques et les plus représentatifs de l’art contemporain : Jeff Koons, l’artiste-courtier. Au service d’Otrament et des grandes entreprises pharmaceutiques, il va préparer une performance qui va finir dramatiquement puisque le cadavre de Beatriz va y apparaître crucifié sur l’œuvre d’art-performance de Koons avant que Begoña, dans une nouvelle galerie d’art, cette fois artistique, ne lui dévoile les raisons du meurtre de la collaboratrice d’Otrament et qu’Ángel ne comprenne qu’on l’a rendu définitivement fou, et qu’il sera exposé comme une œuvre d’art, simplement parce qu’il a voulu, comme Don Quichotte, être trop lucide dans ce monde de fous très dangereux. C’est sans doute pour cela qu’Altarriba a voulu qu’Ángel revête les traits d’Artaud, comme un véritable avatar du « fou de Rodez ».

Sans vouloir dévoiler le Yo, mentiroso (« Moi, menteur ») avant sa parution, nous dirons simplement qu’on y trouve, comme à la fin du Yo, loco, la performance artistique et la performance criminelle réunies dans de belles pièces (des têtes coupées dans des vases en verre à goulot très étroit) joliment exposées.

Toutefois, l’album qui est complètement consacré à la peinture, c’est El Perdón y la Furia, roman graphique qui a été édité par le Musée du Prado. À l’image du Louvre, Le Prado a voulu publier des BD qui seraient des pendants des expositions en cours. Ainsi fit l’institution lorsqu’elle organisa l’exposition intitulée « Ribera, maestro del dibujo », du 22/11/2016 au 19/02/2017, et qu’elle commanda l’album illustratif à Altarriba et Keko. Toutefois, Altarriba l’écrivain muséistique fit bien plus qu’une simple illustration de l’exposition et composa un véritable panégyrique de l’artiste, tout en procurant au lecteur et à la lectrice les clés pour appréhender l’œuvre immense et torturé de l’Espagnol. Et il le fit avant tout par la conception formelle du roman graphique, puisqu’il le projette comme un jeu de lumières et d’ombres dans sa totalité. On ne peut pas imaginer une plus exacte spécularité avec Ribera le ténébriste, un artiste qui partit à Naples à la recherche des effets lumineux autres et qui étudia à fond la production du Caravage. Cependant, ses ombres et ses lumières sont très différentes du maître qu’il admire : le Valencien est un grand coloriste et, donc, il noircit très intensément les ombres. Il utilise la lumière pour sa valeur dramatique et pour prêter des volumes aux formes, suivant ainsi ses maîtres : Le Tintoret, le Véronèse ou le Corrège. Mais son jeu d’ombres et lumières sera unique. Dans cet album, l’espace d’exposition picturale idéal s’oppose à l’espace muséo-galéristique : c’est l’espace de création de l’artiste, en communion avec lui-même, un espace octogonal, magique, où la lumière se condense dans un rayon qui, en se désagrégeant sur la personne même du peintre-médium, va se décomposer en couleurs et en formes, mais surtout en lumières et ombres. C’est le peintre illuministe Ribera, qui va, seul, pouvoir déchiffrer la signification des ombres, qui va comprendre les clés transcendantales de la création picturale.El Perdón y la Furia (2017), qui se veut un spin-off du Yo, asesino, présente comme anti-héros Osvaldo González Sanmartín, l’ancien doctorant fidèle à Enrique Rodríguez dans Yo, asesino, qui est devenu ici enseignant chercheur à l’université aux ordres du rival de Rodríguez, mais qui décide de s’en détacher car il croit avoir découvert le secret de la peinture de Ribera, le grand maître baroque de la peinture espagnole. Pour arriver à ses fins, il doit peindre les quatre « furies », c’est-à-dire les criminels les plus connus par leur genre de supplice aux Enfers, qu’aurait peints Ribera : Tityos, Ixion, Tantale et Sisyphe[3].

Or, ces deux derniers ont disparu et n’ont jamais été retrouvés. Mais Osvaldo croit avoir trouvé le secret de Ribera et pourra donc repeindre les quatre suppliciés tels que Ribera l’avait fait. Cet album intègre, en plus, quelques tableaux de l’artiste et des dessins qu’on pouvait contempler dans l’exposition : La mujer barbuda (La femme à barbe. 1631. Musée du Prado), San Jerónimo (Saint Jérôme. 1644. Musée du Prado), Apolo y Marsias (Apollon et Marsyas. 1637. Musée Royal des Beaux-Arts de Belgique), Martirio de San Felipe (Martyre de Saint Philippe. 1639. Musée du Prado), et les dessins exposés dans l’exposition du Prado à l’origine de cet album. Mais au-delà des tableaux reproduits, le plus impressionnant de ce roman graphique c’est que, tel Osvaldo, Keko, le dessinateur, grâce au scénario d’Altarriba, a fait de cette œuvre une pièce ribéréenne, tant le jeu d’ombres et de lumières, tant l’expression de souffrance infinie d’Osvaldo supplicié ultime recréent l’art du peintre, à s’en émouvoir. À croire, non pas au miracle, mais à la magie.

C’est ainsi que l’écriture rejoint l’œuvre d’art dans un même objet.

Le musée idéal altarribéen réunit ainsi, à travers ses scénarios de photos artistiques, de BD, de romans graphiques, les tableaux les plus beaux de la peinture européenne du XVIe siècle au XXe siècle, avec une préférence particulière pour le fonds du Prado et pour la production surréaliste. Il contient également, comme il est logique chez tout écrivain, des dessins, des gravures, c’est-à-dire des images qui, de tout temps, ont accompagné l’écriture la côtoyant dans les pages des livres illustrés. Ce musée, comme tous les grands musées du monde, inclut mais exclut aussi. C’est ainsi que l’art contemporain, Oteiza le spirituel mis à part, s’y voit délogé de par sa laideur, de par sa corruption et sa connivence avec le marchandage, comme dirait Annie Le Brun (2018), écrivaine à qui le scénariste rend hommage. Ce musée idéal, qu’Antonio Altarriba porte dans son cœur comme dans sa tête, n’est pas un catalogue, n’est pas une liste fermée ; c’est, comme la bibliothèque idéale de Borges, un ensemble de pistes à suivre par son lecteur, par sa lectrice, pour que cet espace muséal s’enrichisse à l’infini, car infinie est la curiosité insatiable de cet écrivain amoureux des arts plastiques.


[1] Mais déjà Dalí avait récupéré ce recours à l’illusion optique pour en faire des œuvres d’art.

[2] Si la présentation est dérisoire, les artistes, eux, sont bien réels, et connus : Il s’agit des performers Abel Azcona et Omar Jerez (Altarriba et Kim 2014 : 114-115) qui ont vraiment réalisés les performances dont il est question dans le roman.

[3] Ces quatre « furies » symbolisent le supplice qui est dû à celui qui ose défier les dieux : Tityos eut l’insolence de vouloir attenter à l’honneur de Latone, et fut tué par Apollon et Diane, à coups de flèches, puis précipité dans le Tartare où un vautour, attaché à sa poitrine, lui dévore le foie et les entrailles qu’il déchire sans cesse, et qui renaissent éternellement pour son supplice. Ixion tue son beau-père ; rejeté de tous, il recourt à Jupiter qui a pitié de ses remords, le reçoit dans le ciel, et l’admet à la table des dieux. L’ingrat Ixion, ébloui des charmes de Junon, a la témérité de lui déclarer son amour. Jupiter, le regardant comme un fou dont le nectar avait troublé la raison, se contentera de le bannir ; mais, voyant qu’il se vante de l’avoir déshonoré, il le précipite d’un coup de foudre dans le Tartare, où Mercure, par son ordre, ira l’attacher par les quatre membres à une roue environnée de serpents qui tourne sans jamais s’arrêter. Tantale, roi de Lydie, ayant été admis à la table des dieux, dérobe le nectar et l’ambroisie pour en faire part aux mortels. Il est condamné à être éternellement consumé par une soif brûlante, au milieu d’un cours d’eau qui se dérobe sans cesse à ses lèvres desséchées, et dévoré par la faim, sous des arbres dont le vent élève trop haut les fruits chaque fois que sa main tente de les cueillir. Sisyphe, fils d’Éole, ayant conquis toute l’Élide, sera foudroyé et précipité dans le Tartare par Jupiter, parce que, voulant se faire passer pour un dieu, il avait imité le bruit du tonnerre en poussant un chariot sur un pont d’airain. Il est condamné à rouler une grosse roche jusqu’en haut d’une montagne ; une fois au sommet, la roche descend aussitôt par son propre poids, et il est obligé sur-le-champ de la remonter par un travail qui ne lui donne aucun relâche.

Bibliographie

  • ALTARRIBA et KEKO (2014) Yo, asesino. Barcelona : Norma Editorial. Trad. française Paris : Denoël.
  • (2016) El Perdón y la Furia. Madrid : Museo del Prado.
  • (2018) Yo, loco. Barcelona : Norma Editorial. Trad. française     Paris : Denoël.

Bibliographie critique

Lydia Vázquez | Juan Manuel Ibeas-Altamira. UPV/EHU